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Ségolène Royal – Politique

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Fin des années 80, Ségolène Royal se lance dans une croisade contre la télévision française, qu'elle accusait d'être trop violente. Voici quelques extraits du livre « Le ras-le-bol des bébés zappeurs », sorti en 1989 chez Robert Laffont, qui concernent Dorothée, TF1 et AB Productions :

 

"Notre ambition est de faire appel aux auteurs français; ils savent raconter de jolies histoires qui, tout en étant à vertu éducative, sont extrêmement distractives. Il est facile de faire une programmation pour enfants, il existe des kilomètres de dessins animés, notamment en Extrême-Orient, extrêmement violents pour la plupart. Telle n'est pas notre intention», ajoutait l'auteur de cette irréprochable déclaration. Et de préciser que des psychologues, des éducateurs, des sociologues, ainsi, qu'un... conseil de jeunes, assureraient la qualité de la programmation enfantine.

L'auteur de cette proclamation inspirée ? Francis Bouygues, devant la CNCL, au moment des condi-tions pour l'attribution de TF. Résultat ? Plus de 90 p. 100 de séries et dessins animés japonais bas de gamme, sur TF1, et une exclusive affaire de gros sous. Oubliées les promesses en béton faites un matin à la CNCL. Abandonnées les jolies histoires, enterré le conseil des jeunes. « Metalder » a eu raison de Francis.

 

« Les Chevaliers du Zodiaque », « Ken le Survivant », « Dragon Ball », « Bioman », « Spielvan », défilent quotidiennement sur TF1, et, pendant l'été (« Dorothée Vacances »), on fait encore moins cher : on ressort « Goldorak », probablement déjà largement amorti sur toutes les télévisions du globe; « Giraya» et aussi « Metalder », deux séries japonaises stupides et violentes à côté desquelles « Bioman » fait presque « haut de gamme ». Le tout suivi, chaque jour de cet été par Les rues de San Francisco, l'inévitable série policière. Bref on enrage devant un tel gâchis. Comment ne pas penser à tous ces gosses des banlieues, cloîtrés entre quatre murs de béton, privés de vacances, et qui n'ont que la télévision pour rêver et pour s'évader, enfants abreuvés de violence, de laideur, de médiocrité.

Pauvre monsieur Bouygues, vous avez imprudemment dit « ni japonais, ni violent »? Ce n'est que coups, meurtres, têtes arrachées, corps électrocutés, masques répugnants, bêtes horribles, démons rugissants. La peur, la violence, le bruit. Avec une animation minimale. Des scénarios réduits à leur plus simple expression.

Comme s'il ne fallait laisser aucun répit. Dévider toujours et toujours des images soi-disant pour enfants : des faux dessins animés jusqu'aux pâles copies des téléfilms pour adultes. Pourquoi ne pas introduire un minimum d'alternance dans le choix des séries ? Pourquoi ne pas y intercaler des rediffusions françaises? Pourquoi ne pas donner un peu d'accalmie avec du cirque, du sport pour jeunes, avec... mille choses parmi les meilleures productions déjà diffusées ou celles des télés voisines (émissions de la BBC par exemple)?

Il existe pourtant de bonnes séries de science-fiction : « Tom Sawyer », et aussi « Conan » (A2). Et de bons dessins animés français : « Touni et Litelle » (TF1), ou « Demetan, la petite grenouille » (FR3, en coproduction japonaise)... Sans parler des stocks de produits de qualité détenus par l'INA.

 

Mais cette simple exigence élémentaire de variété dans les choix des fictions diffusées est-elle encore possible, lorsqu'un seul opérateur monopolise le créneau jeunesse?

TF1 a en effet concédé l'ensemble de ses émissions pour la jeunesse à un opérateur privé indépendant, «AB Productions», avec lequel travaille Dorothée. On peut d'ailleurs se demander si cette façon de faire est bien conforme à l'esprit de la concession accordée par la CNCL à TF1. En effet, à aucun moment il n'a été question de sous-traitance. Ou alors il aurait fallu que le ou les sous-traitants soient également auditionnés par la CNCL. A défaut, le contrat qui lie TF1 à AB Productions aurait pu reprendre les éléments de la déclaration d'intention de M. Bouygues...

Or, précisément, la convention qui donne à cette société un monopole total pendant trois ans ne règle que les questions de gros sous. Pas un mot, pas une ligne sur « l'ambition » exprimée devant la CNCL, pas même une recommandation pour demander que soient évités les excès de violence et de niaiserie. Comme si AB Productions était entièrement déliée des obligations imposées à TF1 par la CNCL ! Comme si la concurrence dans ce secteur ne pouvait être de mise !

Indépendamment de la rémunération versée à Frédérique Hoshede (Dorothée), TF1 achète en effet à AB Productions 500 heures de programme à 125 000 francs l'heure. Auxquelles s'ajoutent 240 heures d'émissions pour « Dorothée Vacances », facturées à un tarif comparable.

L'opération est surtout juteuse si l'on tient compte des entrées indirectes. D'abord, les chanteurs qui participent à cette émission sont, bien sûr, le plus souvent sous contrat chez AB Productions pour leurs disques, albums, jeux. Sont également exploitées les cassettes de dessins animés. Et même... le 36 15 Bioman! Sans parier du magazine, aussi niais que les émissions (rien n'y manque dans le premier numéro : extraits incompréhensibles de dessins animés japonais, tarte à la crème dans la figure, chasse d'eau sur la tête et aussi une incomparable rubrique : comment enlever ses points noirs !).

Un minimum de 15 millions de francs de recettes publicitaires par an, dont les trois quarts reviennent à TF1, doit être trouvé par la société de production. Mais AB Productions empoche 90 p. 100 des recettes générées par la production d'extraits des émissions. Seul « oubli », et de taille de la part de TF1 : le choix et le contrôle des prix des dessins animés et séries achetés par AB Productions. Dès lors, la logique est simple : pour gagner davantage d'argent, il faut acheter au moindre prix, chez les grossistes japonais, tout ce qui fera le fond de la programmation, et débiter des kilomètres de pellicule déversant la peur, le sang et les larmes, entrecoupés de publicité et entrelardés de petites saynètes, affligeantes de bêtises (chasses d'eau sur la tête; animateurs déguisés en bébés; croissants mordus, tartes à la crème...).

Mais comment peut-on se renouveler tous les jours ? Le monopole est épuisant pour tout le monde. Alors il faut fi-déli-ser. Avec des cadeaux. « Attention, dit Dorothée, vous allez gagner quinze cadeaux. Vous avez bien entendu, quinze cadeaux. » (« Mais non, me dit ma fille, trois ans, elle ment. Ce n'est pas quinze cadeaux, c'est quinze enfants qui gagnent un seul cadeau. ») Mais pour cela, il faut bien regarder, et ne pas bouger. Pour savoir quand Jacky a dit « coucou » ou quel est le titre de l'avant-dernière chanson. Quels cadeaux ? Mais les cassettes, disques et albums-jeux produits par... AB Productions, « Bon sang, mais c'est bien sûr », comme aurait dit un héros du temps jadis.

Chez Dorothée, on ne gagne guère de livres ou de voyages. AB Productions n'a, en effet, encore ni librairie ni agence de voyages.

Cher monsieur Bouygues, convenez avec nous qu'il y a aujourd'hui beaucoup d'angoisse dans la vie d'un enfant ou d'un adolescent : conflits familiaux, travail scolaire, violence dans l'information, inquiétude pour l'avenir professionnel... Pourquoi donc en rajouter? Pourquoi ne pas leur donner la part de rêve et de tendresse, pourquoi ne pas préserver un peu d'enfance dans vos jeux d'adultes?

Comprenez même que vous pouviez gagner autant d'argent en respectant l'enfant. Parce qu'il aime le beau, le gai, le drôle, la nature, les animaux, l'aven-ture, la crainte qui se termine bien. Les gentils et les méchants, mais en variant les genres. Alors, ne bétonnez plus leurs rêves. L'enfance n'est pas un gros chantier.

Faites donc un effort, monsieur Bouygues, ou à défaut monsieur Le Lay, pour que nos enfants s'endorment le sourire aux lèvres et des petites étoiles dans les yeux, et non la peur au ventre et le dégoût dans la bouche. Relisez vos engagements, demandez à vos collaborateurs un peu d'efforts et renégociez, pendant qu'il en est encore temps, votre contrat avec AB Productions.

N'acceptez plus ce gâchis. Donnez un sens à votre Audimat. Imaginez ce que Dorothée aurait pu faire, avec le taux d'audience dont elle bénéficie, la popularité qui était la sienne, le crédit qu'elle conserve auprès des enfants, pour distraire, pour transmettre, pour émerveiller, pour apprendre... crédit qu'elle est en train de perdre à cause de ses excès commerciaux qui commencent à choquer, même ses « fans ». Pourquoi ne donneriez-vous pas un espace jeunesse à Nicolas Hulot pour changer d'air ? Pour couvrir un peu le bruit du tiroir-caisse.

Prenez garde, néanmoins, si vous vous persuadiez de ne rien bouger, qu'un jour parents et enfants n'en viennent à boycotter ces émissions, rien que pour vous prouver qu'ils ne sont pas des gogos. Et qu'ils savent zapper avec leur tête.

Bien sûr, je n'ignore pas que TF1 vient, devant le CSA, de «s'engager à compenser ces manquements d'ici au 31 décembre 1990 », d'engager 16 millions de francs pour les dessins animés et de produire 69 heures supplémentaires d'« émissions scénarisées pour la jeunesse».

Engagement sincère? On peut émettre quelques doutes. En effet, comment TF1 peut-elle changer d'ici au 31 décembre 1990, comme le prétend Patrick Le Lay, son PDG, alors que le contrat qui lie cette chaîne à AB Productions n'expire qu'en mai 1990? Et qui va produire les « émissions scénarisées » nouvelles ? Sinon AB Productions qui détient l'exclusivité Aussi, la meilleure solution serait que TF1 exécute tout simplement les promesses initiales faites par Francis Bouygues en 1987. Mais que faire alors des stocks de nullités achetés par AB Productions?

Celle-ci, au nom même de ses intérêts bien compris, ne devrait-elle pas rendre de comptes aux millions d'enfants dont elle exploite la confiance? Sept à huit millions de disques vendus (TF1 est-elle intéressée à ces énormes retombées indirectes des temps d'antenne? Sinon, quel manque de perspicacité commerciale...) et 250 millions de chiffre d'affaires (on n'est pas loin de l'équivalent du budget total des chaînes publiques alloué aux émissions pour la jeunesse) : ce pactole mérite de s'interroger un moment sur la pérennité d'un tel filon.

Même si on n'est qu'au début d'un processus... puisque AB Productions diffuse désormais les cassettes des dessins animés japonais... Pascale Breugnot s'en est émue : « Il y a pourtant plein d'émissions dans les archives du Centre national du cinéma», a-t-elle récemment déclaré.

Les mères qui ne peuvent être là à la sortie de l'école, ou qui n'ont prévu personne pour compenser leur absence, faute de moyens, faute de possibilités ou tout simplement faute d'y avoir pensé se rassurent par la présence de la télévision.

Devant celle-ci, l'enfant est censé ne pas bouger, hypnotisé qu'il serait par le charme magique de l'écran. On sait où il est, ce qu'il fait. Avec bonne conscience. En pensant que, naturellement, la télévision possède le bon sens de diffuser de bons programmes. C'est tellement évident pour une mère qui souffre déjà de rentrer tard chez elle et qui pense que, en contrepartie, la télévision a offert à son enfant du beau et du plaisir pour les yeux et pour le cœur. Aussi, quand elle découvre la « boudinerie » américano-japonaise que débite Dorothée, quelle déception ! Mais comment ajouter à l'absence, des ordres et des interdits sur les émissions? Comment admettre que même les programmes pour enfants tels qu'ils sont faits aujourd'hui imposent un choix, une présence, une surveillance ? Car chaque enfant - comme chaque adulte - reçoit le message télévisuel de façon intime et aussi diversifiée que peuvent l'être les caractères..."

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