Rêve d’évasions
Le Figaro – 26 mars 1980
Quai de la Monnaie, la cacophonie des grues mécaniques et de la circulation des camions est telle qu'il faut hurler mes questions si je veux mener mon enquête personnelle. Serrault : « Je vous prends à témoin. L'instruction a conclu à un non-lieu. Je suis donc officiellement blanchi, mais cet inspecteur fait des heures supplémentaires et poursuit ses investigations. »
Noiret : « Je ne le nie pas ; mes supérieurs me blâment d'autant plus que je devrais m'occuper en priorité d'une affaire de drogue. Une affaire qui fait scandale en ville parce que le fils d'un notable est mort d'une overdose. Moi, ce qui m'intéresse, c'est de harceler Morlaix. »
Je demande à Serrault-Morlaix la raison de l'acharnement du policier, tout en remarquant qu'il porte une cravate et un brassard noirs.
Serrault : « Je viens de perdre ma femme qui est malencontreusement tombée du sixième étage... Oui, j'habite une H.L.M. d'où l'on découvre le pont d'Aquitaine... Or Baroni m'accuse tout simplement d'avoir poussé mon épouse dans le vide. »
Je me retourne vers Noiret-Baroni qui porte le même costume gris et la même cravate noire que son adversaire. Noiret : « Je viens d'enterrer un camarade victime du devoir. Mais, comme Morlaix, je suis veuf. C'est peut-être pour cela que je le soupçonne d'un crime sur la personne de sa femme. J'espère le faire arrêter, mais je lui trouverai le meilleur des avocats. »
Antagonistes, au départ, on devine que les deux hommes, au cours d'une longue partie de bras de fer, vont se découvrir des points communs et que, finalement, ils ne pourront plus se passer l'un de l'autre. Nous quittons la terrasse du restaurant pour entrer à l'intérieur. Derrière les volets d'un bleu délavé, toute l'équipe de Robert Enrico travaille au milieu des tables et parmi les faux clients pour filmer un repas entre Serrault et Noiret. Au cours du déjeuner, le premier va présenter au second une jeune femme qu'interprète Dorothée, la speakerine de la télévision.
Serrault à Noiret : « Elle vous trouve sympathique. Noiret « Pas possible ? »
Serrault : « Non, mais j'aimerais que vous appreniez à Vous connaître. »
Plusieurs répétitions sont nécessaires pour régler, au centimètre près, les mouvements de la clientèle et du personnel. Dans les assiettes, les crevettes ont besoin d'être rafraîchies. Le bordeaux coule dans les verres, mais on le remet dans les bouteilles avec un entonnoir, au début de chaque prise de vues. Profitons d'une pause pour poursuivre notre enquête près de Dorothée qui ne cille pas le moins du monde lorsqu'elle déclare :
« Je suis persuadée que Serrault est innocent. Un homme charmant. Un jour, il avait ramassé mes paquets. Sa femme lui avait fait une crise de jalousie. Et c'est à l'issue de cette scène qu'elle est tombée d'un escabeau par la fenêtre. Nous sommes voisins. J'ai tout vu. »
Dorothée, qui avait déjà fait merveille dans la dernière comédie de Truffaut, vous regarde comme un griffon à travers la frange de ses cheveux. Adorée des enfants, elle vient de sortir un disque : « Dorothée au pays des chansons ».
« Cette fois-ci, on a pensé à moi parce que le personnage que je joue est effectivement speakerine à Bordeaux. Je suis la seule femme de ce drame qui me paraît un peu misogyne. »
Je parviens à coincer Robert Enrico entre le tuyau d'un grand poêle en fonte et une rangée de plantes vertes, orgueil du restaurant.
« Un film misogyne ? Non, mais il est évident que nos deux veufs n'ont pas été très heureux avec leurs épouses. A qui la faute ? Ce n'est pas la question que pose Volte-Face. A travers une enquête sur la drogue, et celle que conduit pour son compte Baroni, nous voulons montrer deux hommes qui se remettent en question. Mal à l'aise dans leur peau, dans des fonctions contraignantes, ils rêvent l'un et l'autre d'évasion. Un rêve qu'il n'est pas toujours facile de réaliser, même dans un port comme Bordeaux. »
Robert Enrico ne cache pas sa joie de retrouver Philippe Noiret, avec qui il a fait Le Vieux Fusil. Le comédien se retrouve avec plaisir au pays de François Mauriac dont il a incarné Bernard Desqueyroux. Quant à Michel Serrault - Dustin Hoffman vient de déclarer que ce comédien est un des plus grands de notre époque -, il n'a pas fini de nous surprendre. C'est le même qui risque d'avoir un Oscar pour La Cage aux folles, et qui est peut-être le criminel roublard de Volte-Face.
Pierre Montaigne.