Quand la télévision encaisse
Le monde de l’éducation - Juin 1989

Sponsors, produits dérivés, publicité, serveurs minitel : tout est bon pour gagner de l'argent grâce aux jeunes téléspectateurs. En outre, les chaines investissent de moins en moins et achètent de plus en plus, au moindre prix, des séries étrangères.
Vous préférez : la chanson de Jacky en français ou en anglais ? Donnez-nous votre avis sur le minitel ! » 36-15. Les parents paient... Les messageries télématiques ont fait récemment leur entrée dans le business audiovisuel : le sponsoring, les produits dérivés et. bien sûr, la publicité les ont précédées. C'est grâce à toutes ces recettes externes que les unités de programme jeunesse ont pu augmenter considérablement leur temps d'antenne, tandis que leurs budgets stagnaient. D'abord les produits dérivés. Leur histoire est ancienne. La firme Walt Disney, par exemple, qui dispose d'une chaine à péage sur les antennes américaines, exploite depuis longtemps ce filon : l'image de Mickey a été apposée sur tous les supports imaginables. Des disques ont été produits, des journaux édités et les célèbres parcs de loisirs ont vu le jour.
En France. Nounours. Pimprenelle et Nicolas ont eux-mêmes suscité la vente de marionnettes. Zébulon et son - Manège enchanté. Casimir et son - Ile aux enfants ont suivi la même stratégie. En général ; une fois qu'un dessin animé connait un large succès sur un marché suffisant, les produits dérivés qui s'en inspirent sont commercialisés. Mais l'inverse existe aussi les jouets sont d'abord lancés, une série publicitaire est ensuite commandée à une maison de production et vendue aux diffuseurs à un prix très intéressant. C'est le cas par exemple des Petits Malins, des figurines fabriquées par Bandaï, un géant du jouet japonais. La série qui en est tirée a été achetée par FR3 10 % de son prix de revient. Une vingtaine de séries sujettes à produits dérivés sont diffusées sur les antennes françaises ces temps-ci. Toutes ne marchent pas aussi bien et le porte-monnaie des parents a tendance à se refermer. Cependant, dans un entretien publié par l'INA l'an dernier. Bernard Prat, directeur des filiales européennes de Bandaï, ne s'inquiétait pas outre mesure. « Une seule série qui a un grand succès nous rembourse. Et bien au-delà, de neuf échecs, confiait-il. Il expliquait encore : « Pour une mère qui travaille, un jouet n'a pas de prix. Le secteur des produits
dérivés vient de franchir un grand pas avec l'arrivée des pistolets interactifs, qui permettent de tirer sur les créatures biomécaniques de Captain Powel, un produit américain diffusé l'an dernier par la 5 - ou sur Saber Rider, un concurrent qui passe sur TF1.
Des cadeaux à la pelle
Techniquement, ces gadgets ne sont pas sans intérêt leurs images contiennent des signaux codés, qui permettent aux téléspectateurs de simuler de vrais combats et de voir leur score s'inscrire sur les jouets. Un must dans le genre, autrement plus exaltant que de retrouver les Schtroumpfs sur un paquet de pâtes ou de biscuits ! Et plus intéressant aussi pour les chaines : dans le second cas, ces dernières se contentent de délivrer des licences, dans le premier, elles encaissent un pourcentage sur les pistolets vendus. Les sponsors sont aussi largement mis à contribution dans le financement des émissions pour la jeunesse. Il est loin le temps où Orangina déclenchait un scandale national en « parrainant » une émission de Stéphane Collaro. Aujourd'hui, tout est permis, ou presque, et certaines agences de communication se sont spécialisées sur ce créneau. Le sponsoring peut prendre plusieurs formes. Les plus simples - auxquelles ont recours les chaînes publiques - consistent à citer la marque qui offre un cadeau aux gagnants d'un jeu, ou encore à associer au générique le nom de la société qui offre l'émission (dans ce cas, la durée de l'annonce se vend un peu plus cher que celle d'un spot publicitaire). Le sponsor peut aussi être présent tout au long du programme, voire en proposer le contenu, en accord avec le cahier des charges rédigé par le diffuseur.
Cette liste n'est pas exhaustive, et puis rien n'empêche le mélange des genres. Un exemple édifiant : le Top junior offert par la marque Kiri aux adeptes du Club Dorothée. Les enfants votent pour leur disque préféré par minitel. Sur les dix chansons en présence, presque toutes sont des génériques des séries diffusées pendant l’émission, interprétées par un des présentateurs, voire par Dorothée en personne. Ce mercredi-là, c'est la Fête au village qui l'emporte, une rengaine signée les Musclés : le groupe de musiciens chargé d'égayer les mercredis après-midi de TF1, dont le chanteur n'est autre que Bernard Minet, l'interprète inoubliable du disque de « Bioman », l'une des séries vedettes du Club Dorothée ! Le spectateur qui a trouvé le bon classement gagne... un minitéléviseur. La boucle est bouclée !
La télévision française se montre à la fois gourmande et avare. En effet, une chaîne n'apporte jamais plus de 20 au budget d'une réalisation. Aux producteurs de trouver les 80 restants auprès des partenaires privés, publics et étrangers qu'ils parviennent à convaincre... Une fois ficelé ce délicat montage financier, la chaine s'engage à diffuser l'œuvre et prélève sa quote-part sur les sponsors, sur les ventes à l'étranger et sur les produits dérivés ! La situation est radicalement différente aux Etats-Unis, où les diffuseurs peuvent prendre en charge jusqu'à 100 du budget de production : les chaines cèdent en outre les recettes commerciales aux producteurs, ne conservant que les revenus publicitaires. En France, elles gardent aussi ces recettes-là.
Or, de la publicité, il y en a tout le temps : avant, après, pendant les programmes et même au beau milieu des dessins animés sur TF 1. Mais, là, les jeunes publiphiles ne sont pas loin de se rebiffer : « Ils nous coupent en plein suspense, après on ne comprend plus rien ! » se plaignent-ils en chœur. L'indigestion les guette. Pourtant, ils avouent tous que leur principale activité devant le poste, c'est manger, surtout quand on voit des publicités pour les gâteaux » ...
« Ils pèsent 400 milliards »
Les fabricants de jeux et de jouets ne sont pas les seuls présents sur les écrans du mercredi, les marchands de yaourts, de chocolat, de boissons, de biscuits, de céréales, de surgelés et de confiserie en tout genre y figurent aussi. Selon les professionnels de la communication, la publicité en direction des enfants ne peut que se développer, car ces derniers représentent un énorme marché potentiel. En novembre 1988, le magazine Tertiel leur avait consacré une enquête au titre évocateur : Ils pèsent 400 milliards : il en ressortait que les enfants ont leur mot à dire sur 15% des dépenses des ménages français. Non seulement ils poussent leurs parents à la dépense, mais ils sont en outre des consommateurs ouverts (ils aiment les produits nouveaux), qui se renouvellent rapidement. Ils représentent les clients de demain (les formules juniors des banques et la façon dont les constructeurs automobiles soignent leur image de marque auprès d'eux témoignent d'une stratégie basée sur le long terme). Et, en plus, les consommateurs en culotte courte sont riches ! « Lorsqu'un petit reçoit 10 francs, il en dépense 30 et en met 10 de côté ", a coutume de dire Joël Le Bigot, qui dirige l'Institut de l'enfant. Autre atout : la réclame télévisée en direction des enfants reste bon marché.
L'espace publicitaire à la télévision est une sorte de bourse fluctuante en fonction des courbes d'audience. Fin 198 le cours du Club Dorothée Noël était coté parmi les cinq écrans les plus intéressants du moment. 1 % de son audience (soit 193 000 foyers) était vendu 1 300 francs les 30 secondes d'antenne. A titre comparatif. Sur TF1, l'écran placé entre le journal de 20 heures et le film valait, toujours fin 1988. 450 000 francs les 30 secondes.
Plus une émission est regardée, plus la chaine peut demander le prix fort. Cela parait logique, mais comment comprendre alors l'imprécision des mesures de l'audience auprès des enfants ? Pendant longtemps, la télévision française ne s'intéressait même pas aux - individus de moins de quinze ans. Aujourd'hui s'ouvre l'ère du bouton-poussoir : chaque membre de la famille est censé appuyer sur son bouton personnel chaque fois qu'il s'assoit devant le poste: Médiametrie sonde ainsi les enfants à partir de l'âge de six ans: son concurrent SOFRES-Nieisen des trois ans. Les bambins seraient-ils sensibles aux lois du marché au point de ne pas oublier de faire leur devoir de téléspectateur cobaye ?
Les Japonais, champions du marketing
Les responsables d'unités jeunesse en doutent et s'inquiètent. Les mesures d'audience ne se répercutent pas innocemment au sein des chaines. On prétend que les petits aiment les sitcoms - et les séries américaines ! », s'insurge Christophe Izard d'Antenne 2. - Je crois au contraire qu'ils préfèrent les émissions de leur âge. Une discussion difficile à trancher, car les chaines ne se donnent pas les moyens de mieux connaître leur auditoire. Nulle étude n'est commandée sur les aspirations des juniors et de leurs parents, nul spécialiste de l'enfance n'est consulté les responsables de programmes se fient à leurs intuitions et à leur professionnalisme. « Il y a quelques années, une chaine m'avait demandé mon avis au moment de choisir une série pour les 6-14 ans ! » se souvient Joël Le Bigot. Preuve, selon lui, que « les médias doivent réapprendre les enfants ».
Les producteurs japonais sont au contraire reconnus comme les champions de la prospective marketing, qui leur permet de concevoir leurs produits directement pour le marché occidental. Leurs personnages, par exemple, ont souvent les yeux bleus, le moins bridés possible. Leur succès est à la mesure de leurs efforts : en France, hors des plateaux, 85 % des programmes pour les enfants viennent d'Extrême-Orient ou des Etats- Unis ! Un élément qui pourrait éclairer le débat ouvert par les défenseurs des émissions étrangères, au nom d'une certaine culture « mondiale » des enfants. Le cahier des charges des chaines publiques a beau imposer un quota de diffusion de 60 d'œuvres originaires de la CEE et de « 50% au moins d'expression originale française » avec l'explosion de l'audiovisuel junior, il a bien fallu se fournir ailleurs.
Sur FR 3. Mireille Chalvon a déjà coproduit plusieurs dessins animés avec des sociétés= japonaises. Une façon comme une autre de résister à l'hégémonie et de garder un œil sur les contenus. Les Japonais ont de bons scénaristes, explique-t-elle. Ils savent raconter des histoires qui jouent sur les sentiments, qui font peur. Ils soignent toujours la qualité des décors. En revanche, l'animation est souvent minimum, moins de dix images par seconde : lorsque trois personnages occupent l'écran, l'un d'eux tourne toujours le dos. Cela ne nécessite pas une débauche de moyens et cela reste efficace.
Les millions de Catherine Tasca
Pour les producteurs européens, la bataille se révèle inégale. Lorsque apporte un projet destiné aux enfants on me répond toujours qu'il n'y a plus d’argent or la situation n'est pas la même pour les adultes s'emporte Nicole Pichon, responsable des productions jeunesse à la SFP. Il n'y a plus que Canal Plus et la SEPT qui font des efforts. La colère des producteurs n'a pas fini de gronder depuis quelques années, le marché français stagne : Antenne 2, par exemple, a commandé 120 heures de production en 1988, contre 123 heures en 1986. Les coproductions baissent, les achats augmentent : FR 3 a acquis 158 heures d'émissions en 1986. 286 en 1987 (dont 72 de programmes étrangers). Depuis le début des années 80, le compte de soutien aux industries de programmes audiovisuels aide le dessin animé français, apportant jusqu'à 20 du budget d'une production. Là encore, les chaines ne brillent pas par leur générosité : en 1987, lorsque le Centre national de la cinématographie (CNC) versait 40 millions de francs, les chaines apportaient 27.8 millions pour une commande de 20 œuvres d'animation, soit 60 heures. En 1988, pour la production de 12 œuvres (43 heures). L’Etat a versé une aide de 22.7 millions, les chaines en ont apporté 17. C'est dans le cadre du CNC que Catherine Tasca a décidé d'épauler les réalisations pour la jeunesse par une dotation de 100 millions de francs supplémentaire. Or tout ne fonctionne pas au mieux : la commission chargée de les répartir s'est réunie une première fois en mars dernier, sans que les intéressés en aient été prévenus. En annonçant le doublement des financements publics consacrés à la production originale pour la jeunesse. Catherine Tasca avait précisé que le dessin animé se verrait attribuer 20 millions de francs par la deuxième chaîne. 15 par FR 3. De source bien informée, il semble qu'à Antenne 2 une partie de cette manne ait été diluée dans le pot commun de la chaîne.
UN APRÈS-MIDI DANS LES STUDIOS DE DOROTHÉE
« Nous sommes ensemble pour plus de trois heures et demie de folie ! » s'exclame Ariane au comble de l'enthousiasme. « Ouais ! », répondent en chœur les enfants, dès que le technicien leur fait signe. Tout à l'heure. Corbier les a prévenus : « Si vous criez bien au moment où on vous le demande, on vous donnera des cartes postales de toute l'équipe. » « Ouais ! » hurle en retour le public, qui comprend vite. Le dialogue est minimum. Sur le plateau, où se tourne en direct le Club Dorothée de ce mercredi-là, plus personne n'adressera la parole aux enfants pendant les trois heures quarante d'émission, hormis quelques jeunes filles, hôtesses d'occasion. Ces dernières sont chargées de faire tenir tranquille, les jeunes invités, assis sur des gradins inconfortables. Ça commence mal : Dorothée n'est pas là, la star des petits est en tournée.
Première déception pour ces écoliers venus d'une petite ville de Seine-et-Marne. Car, comme l'expliquent les quelques parents qui les accompagnent : « Ils attendent ce jour depuis plus d'un mois. Malgré la participation demandée pour la location du car, toute l'école est là, sauf les enfants de la maternelle, trop petits pour être acceptés sur le plateau. Les parents paraissent plutôt dépités d'être relégués ainsi à la cafétéria - - Pas d'adulte sur le tournage, leur a-t-on dit à leur arrivée. - ce père surtout : c'est lui l'artisan de cette journée mémorable, où il rêvait justement de découvrir les coulisses de la télévision.
Une deuxième déception attend les enfants : pas plus qu'à Dorothée, ils n'auront droit aux héros de leurs séries favorites. Seuls les trois premiers rangs ont une chance d'apercevoir les deux malheureux téléviseurs pas même surélevés. Et, de toute façon, dès la moitié du dessin animé, les postes sont tournés en direction des présentateurs, afin que ces derniers sachent quand reprendre l'antenne. Pis encore, dès qu'une série démarre, les Musclés répètent bruyamment les petites liaisons musicales pourtant pas très compliquées qui accompagnent la reprise du direct (1). D'abord intimidé, le public commence à protester : « La té-lé, la té-lé », scande-t-il à pleins poumons.
« Et nous sommes encore ensemble pour plus de deux heures de folie ! » crie toujours Ariane après chaque dessin animé. L'ambiance s'échauffe, la température monte sous les projecteurs, la plupart des enfants ont enlevé leur chemise depuis longtemps et les filles ont déjà commencé à embêter les garçons. A moins que ce ne soit l'inverse. Les hôtesses ne sont pas loin d'être débordées, elles ordonnent inlassablement : « Ne te penches pas » (le bord des gradins n'est guère protégé), « Reste assis », « Tais-toi ! ». Elles finissent par concocter une petite sortie en groupe, en direction des toilettes, histoire de se détendre un peu. Plus tard aura lieu la deuxième pause de l'après-midi, la distribution du goûter. Les enfants, toujours assis, ont bien mérité leur jus d'orange et leur tranche de gâteau, une maigre rétribution pour ces figurants bénévoles !
Et dire que pendant ce temps-là les jeunes téléspectateurs confortablement installés chez eux les envient ! Pourtant, les invités du « Club Dorothée » n'ont même pas la possibilité de participer aux concours... et de gagner les cassettes, les disques ou l'album-jeux de Dorothée
Justement, l'animateur Jacky est en train de demander à l'écran : « Quel est le titre du morceau qu'a chanté Eisa au début de l’émission ? » Au bout du fil, la voix d'une toute petite fille répond : « C'était: Tu te traineras à mes pieds ». « Bravo, s'exclame Jacky. Tu as gagné mais tu restes avec nous, n'est-ce pas ? Car nous sommes encore ensemble pour plus d'une heure de folie ! »
Lassés par une longue attente à la cafétéria, les parents des écoliers de Seine-et-Marne s'enhardissent et pénètrent sur le plateau. La consternation se lit rapidement sur leurs visages. « Ce n'est rien de dire qu'ils sont mal installés ", résume une maman navrée. « Heureusement que nous n'avons pas emmené les petits ! » acquiescent les autres à l'unisson. Compte tenu du niveau d'excitation qui règne sur les gradins, nul ne se fait d'illusion sur l'ambiance du retour en autobus. Quant à Dorothée, tant pis...
L'émission touche à sa fin. Assise par terre malgré sa belle robe blanche, un verre dans une main, une cigarette dans l'autre. Ariane demande aux techniciens : « Il reste encore com-
bien de folie ? »
(1) Depuis, assure Dorothée, deux écrans géants ont été achetés, il ne reste plus qu'à les installer.