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Le système D de A et B

Rolling Stone - 8 juin 1988

1988 - Le système D de AB + La CNCL, bonnet d'âne pour Dorothée.png

Ils s'appellent Azoulay et Berda. Leur arme absolue, c'est Dorothée. Et là où ils passent, les enfants ne repoussent pas.


One for the money, two for the show...
Comme Gédéon et Grand Coquin dans Pinocchio, ils sont deux, et s'intéressent de très près aux enfants. Leur maison de production de disques, c'est AB Productions. A pour Azoulay Jean-Luc, B pour Berda Claude.
Côté cour, ils se comparent volontiers à « des producteurs comme au temps d'Hollywood », et se verraient bien dans la peau du personnage incarné par Douglas, dans Les ensorcelés de Minnelli. Côté jardin, ce sont deux routiers qui connaissent tous les bons plans, et leurs classiques: depuis plus de dix ans, ils fa- briquent des quantités de tubes pour les moins de quinze ans ! Et leur mine semble intarissable.
En 1979, ils prenaient en main la carrière de Dorothée. Et la France des tout- petits plongeait dans une transe profonde, que d'aucuns attribuent à la lobotomie.
L'été dernier, Jean-Luc Azoulay et Claude Berda, dans une négociation éclair ont fait passer l'artiste maison, d'Antenne 2 où elle dépérissait, sur TFI. AB Productions a signé avec cette chaîne un contrat béton, d'une durée de trois ans : 600 heures d'émission par an, à livrer clés en main », un poste de « conseillère pour la jeunesse auprès de la direction » pour Dorothée, plus trois grands shows annuels destinés au, grand public. Enfoncés les Collaro, Sabatier et autres Drucker! Coût de l'opération pour TF1 : la bagatelle de 70 millions de francs.
Jean-Luc Azoulay a créé, en 1966, le fan club de Sylvie Vartan, avant de devenir son manager. Aujourd'hui, c'est l'artiste de AB, celui qui écrit les textes... A la même époque, Claude Berda tâtait de la confection dans le Sentier (une des meilleures business-schools du monde). Aujourd'hui, c'est le manager de AB. Son père, un as du merchandising exploitait une ligne de vêtements griffés Sylvie Vartan. C'est ainsi qu'ils se sont rencontrés.
Il a suffi de quelques années pour qu'AB Productions devienne numéro un français de la production de disques pour enfants. A l'énoncé de leur carte de visite, on mesure le chemin parcouru par cette PME du gag et de la bluette pour petits producteurs de disques, mais également distributeurs en France de dessins animés étrangers, éditeurs de chansons, auteurs-compositeurs et, depuis peu, fabricants d'émissions télévisées !
Emmanuelle, Les Schtroumfs, Les Bisounours, c'est eux ! Dorothée à elle seule, représente 30% de leur chiffre. En sept ans, elle a vendu 11,5 millions de disques! 150 000 personnes ont vu Dorothée et Jacky sur la scène du Zénith, fin 1987. Emmanuelle, la petite dernière du groupe, caracole à 800 000 et 600 000 disques vendus pour les deux premiers titres, 200 000 pour le troisième qui vient de sortir. L'affaire est donc juteuse, pour eux et pour la
Une. L'audience explose, les contrats de sponsoring aussi. Et le sponsoring, c'est le système rêvé pour amortir un show avant de l'avoir acheté ou tourné (dans le genre, les Américains font encore mieux, avec le bartering, tels les soap-opéras directement produits par les grandes marques).
Pour le traditionnel grand show de fin d'année (le 26 décembre), Dorothée a battu Drucker d'Antenne 2 d'un point à l'audimat. Ce genre d'argument fait tilt chez les sponsors. Et pas seulement les marchands de jouets ou de bonbons. AB Productions peut sauter le pas et essayer de donner une image grand public à Dorothée.
Jean-Luc Azoulay et Claude Berda ont d'autres atouts dans leur manche. Ils produisent ou adaptent une flopée de 33 tours, issus de dessins animés qu'ils distribuent en France, dont Les Bisounours (400 000 disques vendus), Les petits poneys, et les Schtroumpfs chantés par Dorothée.
Voilà pour le décor et les personnages. La face cachée du "système" Dorothée, c'est eux. Et c'est rôdé comme une mécanique impeccable. Leur force! Exploiter les failles et les insuffisances des grandes chaînes qui ont des structures lourdes à remuer. Trop occupées à guetter les sondages, en panne de création, elles font désormais appel à des sous-traitants dans le genre de AB.
La recette type? Acheter les droits pour la France d'un dessin animé à MM. Hannah et Barbera aux Etats-Unis (qui travaillent en collaboration avec Dupuis).
Prendre Les Schtroumpfs, et programmer le dit cartoon dans l'émission de votre vedette préférée, ça va de soi. Faire chanter à celle-ci le générique du même dessin animé, c'est presque un réflexe naturel!
Matraquer ! Bingo! Le disque des Schtroumpfs par Dorothée s'est vendu à 1,2 million d'exemplaires!
Editer une chanson (ou même co ou sous-éditer) pour la France, cela peut tourner au pactole. Une bonne édition en chiffre d'affaires rapporterait, à elle seule, 2 ou 3 millions de francs dans l'année, sans frais...
Une telle réussite fait des jaloux dans le métier.
Normal! Jean-Luc Azoulay et Claude Berda balayent les critiques avec l'aisance de ceux qui ne sont pas vraiment talonnés par la concurrence. Ils se considèrent plutôt francs-tireurs que fabricants d'un sous-produit! « On apporte à la fabrication de disques ou de shows pour enfants le même soin que si c'était destiné à un public adulte ». Les accuse-t-on de truster? « Reproche-t-on à Frank Sinatra de faire des disques, de la télé, du cinéma et autre chose?» Ou encore: « Nous ne sommes pas des mondains ou des professionnels du charity-business abonnés aux campagnes de pub gratuites... », disent les Golan-Globus du disque pour enfants. Avec un rien d'agacement.
Depuis la rentrée, Dorothée est passée "responsable de l'unité jeunesse de TF1". A ce titre, elle est aussi responsable de la programmation. Un bel avenir en perspective pour les artistes du sérail. Mais leurs projets ne s'arrêtent pas là.
« Quand on monte une maison de production, c'est pour produire. D'autres émissions sont en préparation, pas forcément pour TF1 » et, peut-être, un film avec Dorothée (qui avait un rôle important dans L'amour en fuite de Truffaut).
Pourquoi pas Le magicien d'Oz?


Dimitri Fridman

La CNCL: bonnet d'âne pour Dorothée

Le quotidien de Paris n°2660 – Jeudi 9 juin 1988

C’est sur la question des programmes pour enfants que les sages ont le plus renâclé. Avec dans leur collimateur, Dorothée et la société qui produit ses programmes, AB Productions.
 

La CNCL reproche à la chaîne d'avoir confié à cette société par contrat le monopole sur l'ensemble des émissions pour la jeunesse ; que ce soit les émissions de plateau ou scénarisées, la fiction et les achats de droits. Un état de fait en contradiction avec l'article 21 du cahier des charges qui postule que « la société s'engage à assurer l'égalité
de traitement entre les producteurs et à favoriser la libre concurrence dans le secteur de la production ».
On en est bien loin. Pour comprendre comment TFI a conclu ce contrat d'exclusivité avec AB Production, il faut se remémorer la situation dans laquelle la chaîne était il y a un an, quand les stars fuyaient de toutes parts. TFI cherche alors à tout prix à débaucher d'Antenne 2 ses vedettes et en particulier Dorothée, qui marche fort.
Contrat en or à la clé, Dorothée accepte de quitter sa « deuxième maman », Jacqueline Joubert, qui l'a «  fabriquée » dix ans auparavant pour un poste ronflant de « responsable de l'unité des programmes jeunesse ». Elle impose AB Production qui depuis toujours produit ses disques et depuis quelques années, ses émissions. Ses deux dirigeants, Jean-Luc Azoulay
et Claude Berda exigent alors de Patrick Le Lay qu'une enveloppe globale leur soit allouée, enveloppe qu'ils auront tout loisir de gérer à leur guise avec la star à la couette.
Un pactole: six cents heures de programme.
Claude Pierrard, qui animait « Croque vacances » et qui a toujours cherché à offrir aux jeunes des distractions «  intelligentes » est rapidement évincé. Plus tard, le mini-journal sautera. AB Production a alors champ libre et, fort de l'énorme masse d'heures à caser, obtient à très bas prix des séries étrangères sans trop s'embarrasser des problèmes de qualité et de production d'œuvres françaises.
C'est ici que la CNCL formule un deuxième grief. Il y a quinze mois, le groupe Bouygues, alors en compétition avec Hachette pour la reprise de TF1 s'était engagé à commander 64 heures d'émissions scénarisées d'œuvres originales françaises (pour un montant de 18 millions de francs). Finalement, ce ne furent que 12 h 30 qui furent commandées, pour une dépense de
11,2 millions. Autre pierre d'achoppement entre les sages et la chaîne, la pénurie dans les commandes de dessins animés. Sur la quinzaine d'heures promises, TFI n'en a produit que cinq.
« Produire des dessins animés coûte extrêmement cher », a plaidé hier à la conférence de presse Etienne Mougeotte: 50 000 francs la minute, soit trois millions de l'heure. Nous sommes actuellement en discussion avec des partenaires étrangers; j'espère qu'un contrat aboutira en septembre. C'est domaine extrêmement difficile. » Reste que pour l'instant, l'industrie du dessin animé est en France un secteur sinistré pour cause d'absence de commandes.
«L'affermage des émissions de la jeunesse à une société privée », comme le dit le communiqué de la CNCL, a en tout cas entraîné un grave laisser-aller qui touche le
maillon le plus faible des téléspectateurs, les enfants. Cette question préoccupait déjà beaucoup Catherine Tasca, au temps où elle siégeait rue Jacob. Aujourd'hui, c'est Daisy de Galard, responsable des programmes, qui mène en première ligne le combat au sein de la commission.
Dorothée, quant à elle, a pour l'instant le vent en poupe sur TF1. Pendant l'été, elle occupera quotidiennement trois heures d'écran et les matinées des week-ends. On va même passer des 600 heures de 1987 à plus de 1000 heures en 1988 ! Pour le spectacle qu'elle monte au Zénith pour le mois de novembre, elle pourra bénéficier de la promotion TFI. La petite Chantal Goya n'a qu'à bien se tenir.


Francois JONQUET

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