La saga des mangas
Télérama – 7 décembre 1988
Qu'y a-t-il de commun entre Goldorak et Candy ? Le robot colossal et la petite blonde ? Fabriqués à la chaîne dans les studios Toei, les toons nippons envahissent les écrans de télé du monde entier.
Lui, c'est Goldorak, un robot venu de l'espace dont le dur métier est de sauver la terre. Elle, c'est Candy, une petite orpheline qui pleure de vraies larmes et montre beaucoup de courage dans l'adversité. Elle est aussi fragile et douce qu'il est fort et puissant et leur rencontre aurait pu faire un malheur. Pourtant, c'est séparément que nos deux héros ont réalisé la plus belle carrière dont puisse rêver un personnage de BD : faire le tour du monde des télévisions en rapportant à leur pays d'origine, le Japon, des millions de « bandes dessinées » plus connues, celles-là, sous le nom de dollars.
Comment sont nées ces créatures ? D'où viennent-elles ? Comment ont-elles pu, en quelques années, supplanter les indétrônables héros de Walt Disney ? Un début de réponse se trouve aux studios de la compagnie Toei, à Tokyo, devenue depuis quelques années le premier producteur mondial de dessins animés. C'est ici, en effet, que sont produits à la chaîne, depuis vingt-cinq ans, la plupart des Dragon Ball, Candy, Goldorak et autre Ken le survivant, dont le Japon inonde en ce moment les télévisions du monde entier.
Quelques bâtiments style HLM : voilà les bureaux de la compagnie. Murs pisseux, vieux cartons empilés dans tous les coins. Le moins qu'on puisse dire est que la Toei= ne soigne pas vraiment son image de marque... Seules les affiches, souvent passablement jaunies, des plus grands succès de la compagnie rappellent au visiteur qu'il n'est pas égaré dans les couloirs d'une quelconque administration.
Salle des personnages, salle des « fonds », salle des couleurs... A chaque étage correspond une étape de la fabrication. En tout, près de 2 000 personnes grattent des fonds, rectifient des nez, corrigent des perspectives à un rythme proprement effarant. Bien entendu, la plupart des employés sont des femmes qui ont dépassé la quarantaine (c'est, au Japon, celles qu'on paie le moins) et qui, pour l'équivalent du SMIC, s'usent les yeux sur de minuscules hiéroglyphes. En bout de piste, un photograveur cliche tout ce travail sur d'impressionnantes machines datant des années 50 et expédie le tout en Corée, en Malaisie ou aux Philippines où l'on sous-traite ce qui coûte vraiment trop cher : le coloriage final, image par image. Sachant que chaque épisode de trente 8 minutes, nécessite 4 000 à 5 000 dessins et 250 amère-plans, il faut compter environ quatre mois pour le réaliser. Aussi, afin de réduire les coûts au maximum, on ne change le dessin qu'une à deux fois par seconde ce qui donne cet aspect étrangement figé aux cartoons nippons.
Créé au début des années 60, le département animation de la Toei a commencé par adapter à l'écran les mangas (bandes dessinées) qui avaient le plus de succès. Il faut dire qu'au Japon, la bande dessinée est une véritable industrie qui représente 25% de l'édition : rien que pour 1987, 1,68 milliards d'albums et revues de BD ont rapporté quelque 15 milliards de francs ! Tirées sur mauvais papier, éditées en livres épais comme des annuaires, les mangas abordent absolument tous les sujets érotisme, karaté, base-bail, guerre, robots, écologie... Il y en a pour tous les goûts et pour tous les âges. Leur succès est tel qu'elles sont à présent utilisées dans un but pédagogique. On les appelle les mangas & how to (comment faire ?) car grâce à elles les lecteurs peuvent apprendre le droit, la gestion ou l'histoire de l'économie japonaise (1)
Mais le premier héros BD véritablement japonais est un petit garçon/robot nommé Tetsuwan Atomu dessiné en 1963 par le célèbre Osamu Tezuka. Tirées à des millions d'exemplaires, les aventures de ce Mickey post-atomique ont imprimé un style à toute une génération de dessinateurs.
Toujours coiffé d'un béret français (au Japon, béret = artiste) Osamu Tezuka est le Hergé de la BD nippone. A soixante-trois ans, il a dessiné près de 150 000 000 pages et vendu, ces trente-cinq dernières années plus de 100 millions d'albums. Enfant de la guerre, il fait partie de cette génération de Japonais pacifistes, fascinée par l'idéologie et le mode de vie des Américains. Cette fascination se retrouve dans ses personnages qui, théoriquement japonais, n'en ont pas moins des yeux démesurément grands et ronds et des cheveux blonds... Ainsi, grâce à la BD, les Japonais pouvaient, à cette époque sombre de leur histoire, s'identifier aux vainqueurs, se rêver en peuple puissant et heureux.
Notons ici que le mot manga, traduit en français par bande dessinée, signifie en réalité « images involontaires, sans retenue », ce qui rend bien compte de leur fonction quasi-
psychanalytique.
A partir du début des années 70, des dizaines d'artistes s'engouffrent à leur tour dans la brèche BD. Tous se réclament du « Dieu » Tezuka.
Deux d'entre eux ont connu un succès sans précédent, non seulement au Japon mais dans la plupart des pays du monde. Il s'agit de Go Nagai, père de Goldorak et de Yumiko Igarashi, « maman » de Candy.
Né en 1945, un mois jour pour jour après la bombe d'Hiroshima, Go Nagai est, à quarante-trois ans, le maître absolu du genre « giant robot » ou, comme on dit aux Etats-Unis, « Shogun warriors » (guerriers shogun). Après des débuts comme dessinateur comique, Nagai a l'idée, en 1972, de proposer à la Toei l'histoire d'un robot géant nommé Mazinger Z. Succès énorme dès les premiers épisodes diffusés à la TV et, pour la première fois dans l'histoire du dessin animé nippon, vente aux Etats-Unis de toute la série ! Très vite, les marchands de jouets comprennent le succès qu'ils peuvent tirer de Mazinger Z et fabriquent en masse des petits robots à l'effigie de héros de Nagai. Ça marche si bien que la société Bandai (premier fabricant de jouets au Japon) commande au dessinateur un autre robot répondant mieux aux impératifs de fabrication. Les jambes, en particulier, devront être assez épaisses pour que le jouet puisse marcher. Quelques jours plus tard, Nagaï présente GrenDizer le robot venu de l'espace qui, en France, deviendra Goldorak.
« Pour la tête, explique Nagai, je me suis inspiré à la fois des chevaliers français du Moyen Age, les Templiers, avec leurs heaumes et leurs visières et des Vikings dont j'ai repris l'idée des cornes. Quant au corps, il a quelque chose du samouraï... »
Qu'importe si l'histoire, elle, n'est qu'une énième variante de Superman. Un méchant diable (Vega) veut détruire la terre. Il a déjà anéanti la planète Freid mais n'a pu tuer son « Duc » qui s'est réfugié sur terre à bord de son robot géant, le puissant Goldorak. C'est là qu'ils combattront le terrible démon...
Entre 1974 et 1977, Goldorak est diffusé par la télé japonaise en soixante-quatorze épisodes de trente minutes atteignant une audience moyenne de 21 % ! Dans le même temps, vingt maisons de jouets fabriquent plus de cent sortes de Goldorak qui rapporteront à eux seuls plus de 100 millions de francs.
Minuscule et grassouillet, le visage rond comme une bille, Go Nagai évoque, avec son éternel sourire, un petit Bouddha heureux. Bien sûr, il est ravi du succès de son Goldolaku » mais il aimerait qu'on le reconnaisse davantage comme un artiste, ainsi qu'il se désigne lui-même
sur sa carte de visite. Il en a un peu assez de cette image d'auteur pour enfants qu'on lui colle systématiquement et préfère montrer ses dessins de diables où violence et érotisme se mêlent sans limites. Nagai n'a jamais lu ni Tintin ni Astérix mais connait par cœur tous les albums de Druillet à qui il voue une admiration sans bome. « L’idée de dessiner des robots m'est venue un jour où je n'arrivais pas à traverser la grande avenue à côté de
chez moi, avoue Nagaï d'une voix de petit garçon. Je me suis senti si petit, si faible que j'ai eu envie de devenir d'un seul coup fort et puissant. Indestructible. J'ai d'abord pensé inventer un personnage à mi-chemin entre la voiture et l'homme et c'est pourquoi mon premier robot, Mazinger Z avait un petit volant derrière la tête. Quand on est petit, comme je le suis, c'est normal de rêver de quelque chose de grandiose »
Dans la réalité, Go Nagai est resté un enfant. Son appartement tokyoïte, situé en plein quartier des éditeurs de mangas, ressemble à une chambre d'adolescent attardé. Pistolets intersidéraux, masques, capsules spatiales et robots recouvrent la quasi-totalité de la surface habitable. Lorsqu'il ne dessine pas, Nagai s'abreuve de vidéo et de mangas. C'est sa femme, Sumiko, qui règle tous les problèmes matériels afin, dit-elle, que « Go puisse travailler tranquillement ».
Quand on lui demande s'il n'y va pas parfois un peu fort sur la violence, Nagai semble tomber des nues : Trop violentes, mes histoires ? Mais les rapports humains ne sont-ils pas basés sur la force ? Tôt ou tard, les enfants sont confrontés à la violence alors pourquoi leur cacher cette réalité ? »
Pour donner plus de poids à son raisonnement, Nagai prend l'exemple des Etats-Unis où les enfants sont abreuvés de Walt Disney à l'eau de rose : On trouve là-bas une délinquance bien plus importante qu'au Japon où les enfants peuvent voir, tout jeunes, des images dites violentes. En fait, les enfants japonais apprennent très tôt la différence entre le bien et le mal... »
A force de vivre au milieu de ses héros galactiques, Nagai a fini par y puiser la matière d'une véritable philosophie de la puissance qu'il souhaite transmettre à travers ses histoires : « Je voudrais que les enfants qui lisent et regardent Goldorak apprennent à maîtriser leur force intérieure, explique Nagaï le plus sérieusement du monde. Chacun peut réussir, il suffit de le vouloir. »
Changement de décor. La maison que Yumiko Igarashi a fait construire pour ses parents se dresse fièrement entre deux champs de pommes de terre, dans une ointaine banlieue de Tokyo. Après son divorce, il y a trois ans, Yumiko est revenue vivre ici avec ses deux enfants. C'est son père, ancien cheminot aujourd'hui en retraite, qui s'occupe d'eux pendant que Yumiko s'enferme au sous-sol, dans un véritable bunker à dessin. Petite, le visage fendu en permanence d'un large sourire, Yumiko est, à trente-huit ans, l'une des « comic artists » les plus célèbres du Japon. Son héroïne, Candy Candy (c'est son nom japonais) est une véritable idole nationale et c'est grâce à elle que Yumiko a reçu, en 1979, le Prix du ministère de la Culture. Le feuilleton télé a été diffusé pour la première fois en 1975, la même année que Goldorak.
A l'époque, se souvient Yumiko, les poupées qui se vendaient le mieux au Japon étaient les poupées Barbie : blondes, avec de grands yeux bleus. (Les poupées japonaises, trop fragiles, restent la plupart du temps sur l'étagère). Elles m'ont servi de modèle pour Candy Candy. Quant au nom, je l'ai choisi en hommage à Candice Bergen que je considère comme la plus belle actrice de tous les temps. » Là encore, l'histoire est simple et s'inspire à la fois de Cendrillon et d'un conte écossais (Holcot) que Yumiko avait lu, petite, dans la bibliothèque rose : Candy, qui a perdu ses parents dans un accident, est recueillie par la directrice d'un orphelinat. Elle y restera jusqu'à douze ans, jusqu'au jour où une famille décide de l'adopter.
Malheureusement, ses nouveaux parents ont déjà une fille qui, jalouse de Candy, ne cessera de la martyriser... Selon sa créatrice, Candy est, pour les petites filles, l'exact équivalent de Goldorak pour les garçons. « Toutes rêvent de lui ressembler, dit Yumiko avec conviction. Car Candy surmonte avec courage les épreuves difficiles qu'elle traverse. Elle s'en sort grâce à sa force de caractère. »
Et puis il y a les sentiments que Candy éprouve pour un beau jeune homme. Vous savez, l'histoire du Prince charmant, c'est universel... »
Quand on lui fait remarquer que tout cela dégouline un peu de bons sentiments, Yumiko a tendance à se fâcher tout rouge : « Je n'ai jamais dit que les enfants devaient lire Candy comme la Bible. C'est d'abord de la BD et le message doit être très simple. Je veux montrer à mes lectrices que même quand tout va mal, il arrive toujours un moment où la vie reprend le dessus... »
En disant cela, Yumiko pense surtout aux dizaines d'enfants qui, chaque année, se suicident au Japon parce qu'ils ont échoué à leur examen. Un véritable fléau national qui résulte du système de sélection le plus impitoyable du monde.
Pour l'heure, Yumiko Igarashi a abandonné son héroïne à seize ans, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, au moment où Candy décide de devenir infirmière. « J'imagine mal une Candy adulte, dit-elle. Il faudrait qu'elle vieillisse et les enfants n'aiment pas voir leurs héros prendre des rides... »
Et puis elle-même avoue être loin, à présent, des préoccupations d'une petite fille. Elle préfère dessiner des BD érotiques « soft » que s'arrachent les OL (Office Ladies) de tout le pays. Bonne mère, elle cache ses dessins en haut d'un placard pour que sa fille de douze ans ne puisse les voir. Seul regret de madame Candy : avoir trop tôt cédé ses droits à sa maison d'édition.
« Pensez, dit-elle, que les treize albums de Candy ont été vendus, chacun, à dix millions d'exemplaires (le prix moyen d'un manga est de 10 F). Tous ont été ensuite portés à l'écran et vendus dans le monde entier. »
Sans compter les quatre cents jouets inspirés de Candy qui ont rapporté près de quatre milliards de centimes...
Mais tout cela c'est déjà de la vieille histoire. Tandis qu'ils sont encore tout jeunes en France, Goldorak et Candy font déjà figure d'ancêtres au pays du Soleil-Levant. Leurs descendants s'appellent Dragon Ball, Saint-Seya, ou encore Devi Man, ils parlent le français couramment.
PATRICK DUVAL
(1) Albin Michel va éditer, courant 89, une Introduction à l'économie du Japon en BD dessinée par un maître du genre: Shotaro ishimori.