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La fée du PAF s’explique

Le nouvel observateur – 14 décembre 1989

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« Ce sont les enfants qui font les émissions. Quand ils n'aiment pas, je supprime », dit Dorothée, qui règne sur les après-midis télévisuels de nos gosses. Les critiques des adultes ? Ce ne sont pas eux qui font l'Audimat.


Ségolène Royal pourrait lever une croisade. Elle a sans doute derrière elle toutes les mamans trop occupées qui ne se sentent pas très rassurées de voir le petit aussi souvent affalé, sourd et muet, devant les extraterrestres de la télé. Ce député qui ressemble à une rayonnante mère de famille vient de signer un pamphlet, « le Ras-le-bol des bébés zappeurs » (1), où elle part en guerre contre le PAF tout entier, mais surtout contre les marchands d'images qui ont massacré Gros Nounours, égorgé "la Belle au Bois dormant" et zigouillé « Zebulon ». « Les enfants, accuse-t-elle, ça ne coûte pas cher et ça peut rapporter gros. »
Principale accusée, la chouchou des enfants, Dorothée, la blonde demoiselle qui fait venir à elle plus d'un écolier sur deux chaque jour au moment du goûter. Elle ne leur « débiterait qu'une « boudinerie américano-japonaise », faite de « monstres répugnants, dessins animés nullissimes et pitreries affligeantes ». Les programmes de télé seraient souvent nuisibles aux enfants et ils ne leur donneraient pas la part de rêve et de tendresse à laquelle ils ont droit. L'accusée Dorothée est dans le box. Elle va s'expliquer. Mais avant de la laisser parler, deux mots sur son empire.
Ses fans ont moins de 12 ans : le matin à l'heure des tartines, le soir au goûter, le mercredi quand on s'ennuie et le dimanche à l'heure de la messe, dix-huit heures par semaine, Dorothée leur ouvre sur TF1 son « Club », où « c'est toujours l'été ». Dans le sillage de cette turbowoman, dont les yeux bruns ne pétillent pas vraiment, longiligne encore et toujours, 11 millions de disques, des shows Paris-province, un magazine, des albums, des jeux et des cassettes, des sponsors et des publicitaires. Cette année, le fabricant de jouets Bandai a prévu de vendre un million de héros sortis du dessin animé le plus regardé de l'année, "les Chevaliers du Zodiaque », une exclusivité Dorothée. Dans son sillage encore, une entreprise, AB Productions, qui l'a découverte au temps où elle chantait de vieilles chansons de chez nous et qui l'a propulsée au firmament télévisuel. AB Productions est aujourd'hui « producteur exécutif » des émissions pour la jeunesse de TF1. La maison compte déjà 170 salariés, sans compter les collaborateurs occasionnels, et 17 000 mètres carrés de locaux et studios à la Plaine Saint-Denis. « On a démarré à 800 à l'heure », dit Jean-Luc Azoulay, un des deux big boss de cette entreprise, et « on n'aime pas faire les choses à moitié ». On ne rencontre pas Dorothée sans son big boss. Il était là, elle parlait, il ajoutait. A propos du livre-pamphlet où elle est malmenée, elle a seulement commenté que « c'est mal de dire aux gens ce qu'ils doivent penser ».


Le Nouvel Observateur. - Vous, la chouchou des enfants, n'êtes-vous pas un peu la bête noire des parents ?
Dorothée. Je ne comprends pas... De qui ? Peut-être d'un petit noyau de gens, de quelques journalistes qui ne m'aiment pas... Mais pour le reste, ce n'est pas ce que me disent les 10.000 lettres que je reçois chaque semaine. Dès que vous avez du succès, vous vous faites attaquer.


N.O. - Trois quarts ou plus de dessins animés japonais dans votre programme, n'est-ce pas un peu beaucoup ?
Dorothée. Je me fais attraper par les enfants parce qu'il n'y a pas assez de dessins animés. Il y a de tout dans nos émissions. Prenez le mercredi après-midi en ce moment : sur trois heures vingt minutes de programmes, ils ont quatre-vingts minutes de séries de dessins animés, le reste, c'est un feuilleton, de la fiction française, des jeux, de l'animation et vingt minutes de publicité. La pub est un mal nécessaire : c'est elle qui paie. Sur l'ensemble de nos programmes, nous avons 40% de programmes européens et 30% de japonais. Le reste, c'est notre animation sur le plateau.


N.O.- Acheter des droits de diffusion, ça coûte moins cher que produire soi-même. Les Japonais sont-ils les seuls à savoir faire des dessins animés ?
Dorothée. Nous payons vingt ans de retard de fabrication du dessin animé et nous sommes dans la même situation que pour les téléviseurs et les magnétoscopes : nous ne savons plus les fabriquer. Nous n'avons pas d'animateurs, de coloristes, d'auteurs. On repart à zéro. En Espagne et en Angleterre, et nulle part ailleurs en Europe, on trouve bien quelques petites unités de production, qui peuvent fournir des animations de trois minutes mais certainement pas des séries de 52 épisodes. Depuis deux ans, chez AB Productions, nous avons mis en place des équipes de dessinateurs et d'auteurs français et nous commençons à en avoir les premiers résultats, comme « Rahan » ou « Pif et Hercule ». Mais pour l'instant seuls les Japonais savent faire en une semaine un épisode d'une demi-heure.


N.O. - Du bon marché bas de gamme, ces séries japonaises ? Certains rappellent que chez Walt Disney une seconde d'image, c'était vingt-quatre dessins par seconde, contre cinq ou six dans les dessins animés japonais d'aujourd'hui...
Dorothée. - Bien sûr, les vieux Disney, disons jusqu'à « Bernard et Bianca », c'était autre chose, mais ils mettaient quatre ans pour faire un film. Aujourd'hui, c'est au Japon, chez TMS, que Disney fait fabriquer ses séries. C'est là-bas que l'on trouve les gens du métier qui peuvent satisfaire la demande.


N.O. - Les enfants aiment-ils la violence de ces dessins animés ? La violence, c'est un procès qu'on vous fait en permanence.
Dorothée. - Nous n'avons jamais eu d'attaques crédibles venant de médecins ou de psychologues. Il ne faut pas confondre l'action et la violence. Un robot qui explose sous un canon laser traumatise-t-il plus un enfant que la mère de Bambi mourant sous les coups de feu du chasseur ou que le Petit Poucet abandonné par ses parents ? Les Japonais ne sont pas des sous-développés, ils font très attention à leur jeunesse et élaborent leurs scénarios avec des psychologues. La violence de leurs séries n'est pas réaliste. « Les Chevaliers du Zodiaque », en tête de tous les scores d'audience, est une aventure épique qui mélange diverses mythologies. Et les animations qui coupent ces dessins rééquilibrent le tout. Ils évitent à l'enfant de rester dans un univers totalement onirique. On désamorce la tension toutes les dix ou douze minutes. C'est ce que m'ont dit des psychologues que j'ai consultés.


N.O. - Lesquels ?
Dorothée. - Je ne peux pas vous le dire.


N.O. - Les petits Japonais ne sont pas les petits Français. La vie n'est pas faite que de bagarres entre surhommes.
Dorothée. - Nous sommes plus proches des Japonais que des Américains. Nous sommes sur la même longueur d'ondes qu'eux, voyez nos chansons toujours numéro un chez eux. Leur jeunesse est simplement en avance sur la nôtre. Une série comme « Candy » était épuisée au Japon quand elle a commencé à avoir du succès chez nous. Aujourd'hui les gamines nous la redemandent.


N.O. - Des parents ont protesté parce qu'un dessin animé de votre programme, Ken le survivant, était vraiment trop violent et beaucoup d'enfants le disaient. Vous l'avez retiré et remis à l'antenne après avoir organisé en direct un référendum.
Dorothée. - Faux. Quelques parents avaient râlé et, c'est vrai, on trouvait ça un peu agressif. On l'a déprogrammé, mais les enfants ont envoyé tellement de lettres de protestation que j'ai organisé pendant une semaine une vraie consultation avec lettres, lignes de téléphone et courrier. Plus de 90% des enfants ont dit : « On en veut. » On l'a reprogrammé après avoir coupé les images les plus agressives.

N.O.- Votre seul baromètre, ce sont les enfants ?
Dorothée. - Mon seul critère, c'est mon public. Ce sont les enfants qui font les émissions. Quand ils n'aiment pas, je supprime la série.


N.O.- Carrément ?
Dorothée. Nous avions essayé de faire une petite rubrique sur la BD en invitant des auteurs. Ça n'a pas marché, l'audience a chuté de 9 à 6 points. J'ai tenu un an. Même chose avec une rubrique de livres où je présentais des classiques en tous genres, de « Rackham le Rouge » à Pagnol. Les enfants m'écrivaient en me disant : « Les livres, ça suffit. On n'est pas à l'école. » Le bide. Au bout de six ou sept mois, j'ai transformé cette rubrique en jeu, « le Livre d'or ». Ils doivent trouver de quel bouquin sort une phrase et ça marche. Nous sommes là pour nous amuser, pas pour faire l'école.


N.O. - Alors, chez les petits comme chez les grands, pas de pitié pour les audiences moyennes, pour ce qui plaît aux uns et pas aux autres ?
Dorothée. Ceux qui critiquent la course à l'audience critiquent le respect du public. L'idéal, ce serait une télé qui ressemble à un kiosque à journaux et qu'il y en ait pour tout le monde et pour tous les goûts. Mais je crois quand même que le public jeune est plutôt uniforme.


N.O.-On vous reproche aussi d'être à la fois juge et partie, en étant à la fois animatrice, responsable des programmes jeunesse pour TF1 et chanteuse chez AB Productions.
Dorothée. - Sur le plateau, j'anime. Ensuite, je lis mon courrier et je sais ce que veulent les enfants et pas le chef que je n'ai pas. Alors je vais me voir directement dans mon bureau.


N.O. - Vous l'avez vraiment jeté à la poubelle en direct, le précédent livre de Ségolène Royal, où il était déjà un peu question de vous ?
Dorothée. C'était dans « Pas de pitié pour les croissants », deux de notre bande, Corbier et
Ariane, déguisés en clochards, vidaient une poubelle en énumérant les objets hétéroclites qu'ils en sortaient. Et dans leur pêche, ils ont sorti et annoncé « un livre de Ségolène Royal "...


Propos recueillis par ANNE FOHR
(1) Editions Robert Laffont.

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