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Dorothée : La grande star des petits

Le Soir illustré - 1 avril 1992

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Elle est de retour! La fée Dorothée arrive en Belgique pour deux spectacles (les 4 et 5 avril) à Forest-National. La chanteuse pour enfants la plus populaire de France va faire rougir les mômes de plaisir et les parents de colère. C'était l'occasion pour nous d'approfondir ce qu'il est convenu d'appeler le « phénomène
Dorothée ».
Quarante-six kilos d'énergie, cent soixante-deux centimètres de nerfs d'acier, une vingtaine d'heures de programme hebdomadaire sur T.F.1, treize millions de disques vendus et des milliers de petits fans qui attendent sa venue prochaine. Un petit bout de femme qui engendre les passions mais aussi les critiques. C'est ça, le phénomène Dorothée.
- Elle est vraiment chouette, Dorothée, s'exclame la petite Jézale, 8 ans bien sonnés. J'aime ses chansons et j'en fredonne certaines dont je connais les paroles. Malheureusement, je n'ai jamais eu l'occasion d'aller la voir en concert. A la télévision, je la regarde parfois, après avoir fait mes devoirs.
Clothilde et Damien, 4 et 5 ans, sont, eux, de vrais inconditionnels du Club Dorothée. A l'instar de milliers d'autres mômes, ils passent en moyenne deux heures quotidiennement devant le petit écran... dès le saut du lit et surtout en fin d'après-midi. Ils aiment tout chez Dorothée: ses compagnons de plateau, ses jeux, ses concours, ses chansons, ses dessins animés. Tout.
Depuis qu'elle a commencé sa carrière de chanteuse et d'animatrice d'émissions pour enfants, il y a une quinzaine d'années, Dorothée a rencontré un succès grandissant et même retentissant. Aujourd'hui, elle a envahi l'écran de T.F.1. On la voit tout le temps : le mercredi après-midi, le samedi et le dimanche matin mais aussi quotidiennement dès l'aube et après le sacro-saint goûter. Elle fait partie de la famille, en quelque sorte. Elle séduit les enfants. Elle énerve les parents. Analyse.
A coup sûr, les enfants aiment Dorothée, dit Agnès Lejeune, journaliste-animatrice à Vidéothèque sur R.T.B.F. 1. Elle réussit à capter ce quelque chose qu'ils ne trouvent pas ailleurs. D'abord, elle est là, le matin, le soir, les jours de congé. Elle est toujours présente à la même heure. Elle ne loupe jamais un rendez-vous. C'est du béton! Elle ne fait pas de faux-bond. Et, ça, le gosse apprécie. Il se sent donc en sécurité. Il retrouve quotidiennement ses points de repère. Et puis, souvent seul devant la T.V., l'enfant aime qu'une personne lui parle. Dorothée, avec toute son équipe, parvient à créer un cli- mat de convivialité dans lequel le môme se sent bien ou, tout au moins, se sent à l'aise. Par contre, il n'y a pas de projet éducatif. Les émissions sont faites, bien sûr, pour divertir les jeunes mais aussi pour les faire consommer et acheter.
Et c'est précisément ce côté-là qui dérange, qui agace beaucoup les parents et, petit à petit, les enfants. C'est clair, tout le monde sait qu'à T.F.1, l'audimat est la règle d'or. Avec un large taux d'audience, Dorothée apporte beaucoup de parts de marché à Francis Bouygues qui, d'ailleurs, lui a confié la responsabilité du service jeunesse. Tout en agissant pour le compte de la chaîne, elle est elle-même productrice de toutes les émissions pour jeunes, qu'elle fabrique dans sa propre société de production privée, AB Production.

 

NON AU COMPORTEMENT DE TIROIR-CAISSE
Dorothée, en femme d'affaires avisée, doit donc faire tourner la maison, faire de la rentabilité. Quoi de plus normal? Mais pas sur le dos, ni à l'insu des enfants, crient en chœur les parents.. L'enfant s'habitue à une ambiance générale de message télévisé dans lequel l'absence de profondeur, l'éphémère et surtout le mercantilisme dominent, dit Claude Javeau, professeur de sociologie à l'U.L.B. et père d'un petit garçon de 7 ans. Cela me semble grave. Dorothée, qui ne manque pas de charme au demeurant, a un comportement de tiroir-caisse. Elle nous prend pour de simples portefeuilles ! Elle veut faire du fric et cela se sent. Même les enfants s'en rendent compte à partir d'un certain âge. De plus, je trouve que les dessins animés japonais qui passent sont hideux, bourrés d'horribles personnages hurlants qui se font des luttes d'influence. Et les séances de plateau sont faites d'un je-m'en-foutisme complet. Ce n'est ni spirituel, ni drôle. Au contraire, c'est plat et bête. Il y a vraiment une absence d'imagination et de connaissance sur l'enfant qui est flagrante. On le met dans un monde du show-business où le vedettariat est poussé à fond, où il y a un vrai matraquage de l'image de marque de Dorothée. Et je pense que cela ne convient pas aux enfants. Comme avec les allumettes, on ne joue pas avec Dorothée. C'est dangereux! Un gosse attend, à un moment de la journée, qu'on lui raconte une belle histoire dans un monde d'enchantement qui ne doit pas pour autant être lénifiant car la vie est parfois violente. Mais cette belle histoire que la télé pourrait lui raconter à la place des parents surchargés n'est pas la bonne. Elle est agressive, mercantile et plate. Bien sûr, il ne faut pas interdire aux enfants de regarder la télé, mais il faut essayer de surveiller, de canaliser et d'expliquer. L'enfant peut être amené à faire des critiques, à faire la différence entre le réel et l'imaginaire. Avec l'aide des adultes. C'est un problème de pédagogie des parents. Ensemble, il faut apprendre à contrôler l'instrument.


LES ENFANTS NE SONT PAS DUPES


Il s'agit ici du point de vue d'un intellectuel qui a pris le temps de regarder, d'analyser et d'expliquer certaines émissions enfantines avec son fils. Mais la plupart des parents ne le font pas. Ils utilisent la télé comme une baby-sitter à l'heure où le repas et les tâches ménagères doivent se faire. Pourtant, certains enfants se posent des questions et sont même gênés par
certaines choses.
Ma fille de 11 ans est choquée par le manque de naturel de Dorothée, explique Francine Gillot, directrice du service de psychologie du développement de I'U.L.B. Elle lui reproche finalement son côté artifice, paillettes et grand spectacle. En plus, elle la trouve vieille et ridicule avec toutes ses pitreries alors qu'elle n'en a plus l'âge. C'est peut-être sévère comme jugement mais je crois qu'à un certain âge, les enfants développent leur sens critique. Heureusement! Et ils se tournent vers d'autres choses. Ce qui, moi, personnellement, me gêne davantage, c'est le fait que Dorothée se base notamment sur les plus petits qui n'ont pas d'armes à leur disposition pour contester quoi que ce soit. Elle leur balance des dessins animés japonais souvent effrayants. Or, souvent, ils sont seuls à les regarder sans pouvoir après libérer cette angoisse qu'ils ont en eux. C'est grave. De plus, je reproche aussi ce narcissisme et ce culte de la personnalité de Dorothée et à présent de Jacky, son coéquipier, alors qu'il aurait moyen de s'effacer pour laisser la place aux enfants.
Ceux-ci ne sont pas toujours dupes. Ils ont même l'impression quelquefois de se faire piéger quand ils doivent, par exemple, acheter avec leur argent de poche le magazine de Dorothée (150.000 exemplaires) pour pouvoir participer à ses jeux télévisés. Certaines mauvaises langues vont jusqu'à dire que, dans les coulisses, Dorothée est une vraie machine à sous; que, lors des anniversaires fêtés avec faste à l'écran, les beaux gâteaux appétissants que l'on peut voir sont en plastique; que, le tournage terminé, les enfants reçoivent un morceau de cake!

DU NEUF A LA R.T.B.F.?

La popularité engendre les critiques. C'est la rançon de la gloire. Beaucoup de gens (dont certains professionnels) reprochent à Dorothée sa politique d'achat qui consiste à choisir les fonds de tiroir de la production japonaise. Pour une question de rentabilité, sa société a acheté un énorme lot de dessins animés qui sont traduits en français, « habillés » et vendus à prix fort à T.F.1, bien sûr (pour 3 ans), mais aussi à d'autres chaînes. Lesquelles, naturellement, sont maîtres d'accepter ou non. Force est de reconnaître que le créneau des jeunes, public minoritaire qui n'apporte qu'une audience relativement faible, ne passionne pas les directions de différentes chaînes. Dans ce contexte, il va de soi que les objectifs éducatifs ont été peu à peu abandonnés au bénéfice du divertissement, fût-il de caractère culturel.
A la R.T.B.F., le service jeunesse en est réduit à exercer la fonction de programmateur. Il n'empêche que cela peut se faire avec soin. En cela, Pauline Hubert, la responsable du service, fait un réel effort :
- Les enfants ont besoin d'action, de suspense, d'un héros auquel ils peuvent s'identifier, bref d'une série d'ingrédients indispensables. Si on peut les concilier avec la qualité, c'est formidable mais pas toujours possible. Dorothée est très bien promotionnée. Elle remplit parfaitement son contrat et on ne peut pas lui en vouloir d'avoir réussi son métier convenablement. Comme nous arrivons à la même heure sur antenne, à nous d'essayer de proposer autre chose de tout aussi attrayant. Bien sûr, à partir du moment où un public est fidélisé sur une chaîne, il est toujours difficile de le faire changer d'habitude. Mais, du succès de ma collègue, nous avons certainement tiré un enseignement. Nous avons d'ailleurs un projet pour le mois de septembre où l'on envisage une présence à l'écran. Nous aimerions relancer une fois par semaine une émission de plateau avec les enfants. Pour les autres jours, il faut voir si cela vaut le coup de faire un habillage autour des films présentés. Quoi qu'il en soit, c'est indéniable, les enfants ont besoin d'un rendez-vous. Il est important que le programme soit personnalisé et donc identifiable, mais pas bas de gamme. Ce serait dommage de les laisser grandir dans un tel univers.


APPRENDRE A MAITRISER L'APPAREIL


Naturellement, si le contenu des émissions était intéressant, on ne se poserait pas tant de questions. Or, il faut savoir que 65 pour cent des enfants sont seuls devant le petit écran et donc qu'ils choisissent eux-mêmes leur programme. L'idéal serait qu'ils puissent s'auto-réguler, prendre leurs distances par rapport à ce qu'ils voient, relativiser les choses et sélectionner convenablement leurs programmes. A ce propos, une expérience-pilote a été lancée en début d'année scolaire par la Fondation Roi Baudouin dans les trois réseaux d'enseignement de la Communauté française.
-Vingt-et-une classes, des maternelles jusqu'au secondaire, sont concernées, explique Françoise Pissart, de la Fondation. Le but de cette expérience est l'éducation des jeunes aux médias, leur faire comprendre le langage de l'image. Après une courte formation, les enseignants décryptent avec leurs élèves les dessins animés, émissions d'information et autres spots publicitaires pour leur montrer qu'ils ont été construits par des adultes dans un but bien précis et qui n'est pas toujours facile à déceler. Certaines évaluations sont faites au cours de l'expérience qui se terminera à Pâques. Nous en tirerons les conclusions et nous tâcherons de sensibiliser les pouvoirs publics, les parents et tous les enseignants afin de leur montrer qu'il est possible d'apporter une cohérence dans l'utilisation de la télévision.
Courage, tout n'est donc pas perdu! Pendant qu'un tas de gens bien intentionnés se penchent sur le problème et essayent d'apporter des solutions, des milliers de petits zappeurs continuent à se gaver d'images... Et Dorothée, à 38 ans, a encore quelques heures de gloire devant elle !


Eva Moulin.

GRANDE PATRONNE
Depuis les années qu'elle crève le petit écran, Dorothée a déjà conquis des millions de petits cœurs... et acquis des millions de petits sous. A coup sûr, elle sait gérer ses qualités. Je ne calcule pas, je n'analyse pas, aime à répéter Dorothée. En tout cas, sa propre maison de production, AB Productions, créée en 1977 par Jean-Luc Azoulay et Claude Berda, ses deux producteurs, a le vent en poupe. Installée à la Plaine-Saint-Denis, elle emploie quelque 250 personnes et annonce un chiffre d'affaires de 230 millions de FF (près d'un milliard 400 millions de FB !). II faut dire que Dorothée enchaîne succès sur succès. Après avoir filé le parfait amour avec A 2 pendant dix ans, elle intègre les bureaux de T.F.1 en juin 87. Depuis lors, elle gravit les échelons et cumule les fonctions: animatrice, productrice, responsable du service jeunesse et conseillère auprès de la direction de T.F.1. Très logiquement, sa société de production a obtenu le monopole des émissions pour enfants... au grand dam d'autres responsables de T.F.1. Elle fournit donc chaque année à la chaîne commerciale des centaines d'heures d'émissions composées essentiellement de dessins animés japonais traduits et habillés à la française, mais quelquefois violents et sadiques! Dorothée a conclu un véritable contrat en béton avec T.F.1. Nos têtes blondes sont vouées aux nipponeries pour quelques années encore ! Mais, tout récemment, le C.S.A., comité de surveillance de l'audiovisuel, en France, a lancé l'idée de quotas de programmes français et européens aux heures de grande écoute. Un changement serait-il dans l'air ?

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