Enfants : oui, la télé est novice
Le Point – 24 octobre 1988
A 6 ans, un enfant ne fait pas toujours la différence entre lui et le héros d'un dessin animé. Alors, quel effet peuvent lui faire ces spectacles de sauvagerie, de batailles, de morts ? Devant leurs télés et jusque dans leurs rêves, nos enfants ont la peur pour compagne.
Goldorak poursuit Martin jusque dans son lit. Chez lui, le récepteur fonctionne quasiment en permanence. Certaines nuits, le robot envahit ses rêves. « Maman a toujours mal à la tête raconte cet élève d'une grande section de maternelle, parce que tous les jours elle regarde la télé ; ça se voit dans ses yeux Moi aussi, ça se voit dans mes yeux J'avais peur, je voyais Goldorak dans mes deux yeux quand je dormais alors j'ai appelé maman et papa, ils ont donné du médicament pour que fasse du bien dans les yeux. »
Que sait-on des cauchemars des jeunes téléspectateurs ? Directrice de recherche au CNRS, spécialiste en psychologie de l'enfant, Liliane Lurçat a remarqué qu'à la différence de Martin beaucoup préféraient ne pas inquiéter leurs parents. « Ils craignent, explique-t-elle, d'être privés de télé. »
Personne, ni un enfant ni un adulte, ne peut prétendre rester insensible au spectacle de la sauvagerie, de batailles de morts. Même à son insu, il se passe quelque chose. Mais quoi ? On a cru, d'abord, à la valeur salutaire du choc produit. Il permettait, pensait-on, la liquidation fictive des pulsions violentes. Cette théorie, dite « de la catharsis », du défoulement, a prévalu pendant une vingtaine d'années. Puis, une succession de travaux l'ont peu à peu vidée de sa substance, de sorte qu'aujourd'hui ses avocats se font rares. Tout montre, en effet, qu'une consommation excessive d'images brutales tend à augmenter l'agressivité au lieu de la diminuer.
La télévision est apparue sur le marché américain en 1950. Les premières études, menées non seulement aux Etats-Unis mais aussi au Canada et en Grande-Bretagne, se sont révélées contradictoires. Les Britanniques et les Canadiens, par exemple, aboutissaient à des conclusions opposées. Oui. La violence dans les programmes exerce une influence néfaste, affirmaient les uns, après avoir sondé une population de jeunes délinquants. Non, soutenaient les seconds, qui avaient comparé deux villes canadiennes, la première dépourvue de télévision, l'autre à taux élevé de fréquentation télévisuelle. Bref, jusque dans les années soixante-dix. Il était impossible d'y voir clair.
Cette incertitude favorisera le succès de la thèse de la catharsis. Mais, avec le temps. Voilà que la télévision se met à changer de registre. Familiale à ses débuts, elle n'hésite plus à étaler le sang. A partir de là, les enquêtes vont prendre une tournure moins hypothétique, plus catégorique, démolissant l'idée d'une violence télévisuelle thérapeutique à laquelle, en vérité, de nombreux scientifiques, mieux instruits, avaient cessé d'adhérer. Pierre Karli professeur de neurophysiologie à Strasbourg et auteur de « L'homme agressif » (Editions Odile Jacob), écrit, par exemple : « Cette catharsis a souvent pour effet de renforcer positivement les comportements agressifs, c'est à-dire d'augmenter la probabilité de leur mise en œuvre. Ce n'est donc certainement pas de ce côté-là qu'il faut chercher un remède. »
Les documents se multiplient. Un jour, c'est le psychiatre Thomas Radecki, président de la puissante Association américaine contre la violence à la télévision, qui brandit les avis désastreux de 750 recherches conduites dans 16 pays. « J'évalue, lance-t-il. De 25 à 50% la responsabilité des médias dans la violence de la vie quotidienne. » Le lendemain, ce sont les responsables de deux études épidémiologiques américaines qui lâchent « Les actualités télévisées et les feuilletons mettant en scène des histoires de suicide accroissent le taux de suicide chez les adolescents. Nous en avons les preuves. » Devant l'abondance accablante des pièces, la défense reculera.
A présent, le débat semble donc tranché. Grâce à un rapport publié en 1978 par le Columbia Broadcasting System, aux Etats-Unis, on connaît même la hiérarchie des thèmes nocifs. En tête, « la violence présentée dans le contexte d'étroites relations personnelles ». Puis la violence mise au service d'une bonne cause ». Ensuite, « la violence fictive dépeinte avec réalisme ». En quatrième position, avant les westerns, « la violence apparemment ajoutée par plaisir sans lien évident avec l'intrigue ».
Tout nouveau divertissement, a-t-on dit, inspire la méfiance et provoque la critique. C'est vrai. Il en est allé ainsi des cafés-concerts, de la radio et du Cinéma, accusés, tour à tour, de pervertir les esprits dans certains cas Mais, à cause de son pouvoir de fascination, la télévision n'est pas un organisateur ordinaire de spectacles. Elle immobilise, elle capte, elle hypnotise jusqu'aux animaux. « Je regarde la télé avec mon chien, raconte Sébastien, 5 ans. Mon chien, dès qu'il y a un film, il s'arrête de bouger. Quand le film est fini, il va autre part. Avec la lecture ou les sorties, adolescents et adultes disposent de divers stratagèmes pour se soustraire à ce mystérieux magnétisme. Pas les enfants de 2 à 6 ans, ceux dont s'occupe Liliane Lurçat et qui lui ont inspiré un livre en cours de rédaction, « Ils font ça pour faire peur à nous », son quatorzième ouvrage. « Les producteurs savent comment les empêcher de zapper. Souligne-t-elle. Il y a deux façons de les accrocher l'une, c'est la vitesse : l'autre, la violence. »
Devant leur poste, les enfants ont la peur pour compagne. Selon un sondage publié en 1984 par Télérama 8 jeunes sur 10 (âgés de 7 à 12 ans ont avoué trembler d'effroi. Ce qui les épouvante : les monstres (29.2 %), la mort (24,4 %), le sang (14.4 %). Mais la peur procure une volupté dangereuse à laquelle il est difficile d'échapper. Réflexion de Michaël. 5 ans et 1 mois, recueillie par Liliane Lurçat : « Je regarde tout ce qui ne me fait pas peur. Et tout ce qui me fait peur, je regarde quand même parce que je n’aime pas quand je ne regarde pas. »
Prisonnier de l'écran, le très jeune téléspectateur se trouve soumis, dit Liliane Lurçat, « à un apprentissage par imprégnation », le plus nuisible d'après elle : « Le sujet apprend, sans savoir qu’il n’apprend ni ce qu'il apprend » Cette imprégnation s'opère de différentes manières. Le neuropsychiatre Henri Wallon a décrit l'une d'elles, qui est d'ordre physique. « S'absorber dans la contemplation d'un spectacle, a-t-il expliqué, ce n'est pas demeurer passif. L'excitation agit sur la fonction tonique. Quand l'enfant est captivé, il est en état d'imprégnation perceptivo motrice. » A cette action sur l'attitude s'ajoute, selon Liliane Lurçat, « la contagion des émotions ».
Avant l'âge de 6 ans, la propagation est immédiate, tant l'enfant vit les émotions avec intensité. Il n'arrive même pas à faire la distinction entre lui et le héros du dessin animé. Ainsi, un soir, le capitaine Flam a surgi chez Jean-Michel : « J'ai monté dans sa planète. Je suis parti. J'ai regardé comment c'était dans le ciel. Liliane Lurçat lui a demandé comment le capitaine Flam était entré dans sa maison. Réponse : « Par la porte. Il a sonné et j'ai ouvert. » A cause de cette confusion, il en est qui ont sauté par la fenêtre pour imiter tel personnage volant. En raison du message véhiculé par la répétition de la brutalité, beaucoup commencent à considérer la violence comme une solution efficace des conflits. La démonstration en a été fournie par un chercheur américain, le professeur Ackin, qui a interrogé 400 écoliers de 9 à 12 ans. Une bagarre est-elle le meilleur moyen de régler les problèmes une fois pour toutes ? « Quelqu'un prend un objet qui vous appartient et le casse de façon délibérée. Que faites-vous ? » Telles étaient les questions posées. Résultats : une référence à la violence proportionnelle au nombre de scènes vues à la télévision.
Par chance, les enfants jouent. Les aventures qu'ils miment le lendemain dans les cours de récréation les libèrent de l'agressivité des émissions de la veille. Mais pas tous. Certains, murés, sont incapables de s'amuser. Ce sont les plus fragiles, des victimes potentielles de la course aux images fortes. Aussi, comme Françoise Dolto ou Bruno Bettelheim, Liliane Lurçat recommande-t-elle aux parents de parler avec les enfants, une fois le poste éteint. « La meilleure catharsis », disait Françoise Dolto. Une bonne méthode pour rétablir, sans casser les rêves, cette distance dont les conteurs de jadis avaient compris la nécessité. Leurs contes de fées débutaient toujours par un imparfait rassurant : ce « Il était une fois signifiait l'entrée dans un monde imaginaire. Il n'y avait rien à redouter.
CLAUDE BONJEAN
Dessins animés : le danger japonais
Liliane Lurcat: Les dessins animés japonais me mettent vraiment en colère. Il y a d'abord une spécialisation selon le sexe : dans les produits genre « Goldorak » ou « Candy », le modèle du garçon est un modèle combattant – ce qui est dans la tradition japonaise, une culture fondée sur la guerre. Et la petite fille, c'est la soumission. En plus, il lui arrive toujours des choses épouvantables.
La violence est déjà dans ce type de produit. Mais elle apparaît aussi dans des séries destinées à valoriser le sport. Il ne s'agit pas de pousser les enfants à s'épanouir dans la pratique sportive, mais à gagner. Les scènes de jeu de volley sont longuement filmées avec des mimiques de souffrance, de violence, de fureur, des émotions absolument caricaturales, un déchaînement où l'humanité disparaît. Seule reste la brutalité.
Le Point : Mais les enfants aiment cela...
- Vous savez, on peut faire aimer n'importe quoi aux enfants. C'est la situation télévisuelle qui crée l'attachement. Il suffit que ce soit violent et que ça aille vite.
Il existe tout de même des bons et des méchants.
- C'est vrai. Mais il y a actuellement une petite Suzy, toujours dans une série japonaise, qui dispose de pouvoirs magiques. Elle peut transformer les adultes, créer le double d'un adulte en lui donnant un comportement totalement différent de ce qu'il est réellement ; eh bien, c'est vraiment construit pour que l'enfant règle ses comptes. Pourquoi lui impose-t-on ces produits ? Parce qu'ils coûtent cinq à dix fois moins cher ? Il y a un modelage de la sensibilité chez ces enfants de 2 à 6 ans, un modelage des attitudes, un modelage de la personnalité. C'est un âge important dans la vie. Un âge où l'enfant vit essentiellement de ses émotions, de son affectivité. On a l'impression qu'on livre en pâture de jeunes enfants - qui, après tout ont confiance dans les adultes - à une civilisation très différente, très lointaine, très violente, très coercitive à sa façon. Vous changez de chaîne et c'est toujours le Japon.