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La guerre des boutons

Sud-Ouest – 27 mars 1985

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Dorothée chaque mercredi entre 10 et 12 sur A 2 : la concurrence est sévère, entre les chaînes, dans le domaine des émissions enfantines


Être privé de télévision vient en seconde position (après les coups tout de même !) parmi les punitions les plus cruelles > infligées par les parents. C'est dire l'importance du petit écran dans la vie des enfants, qui les occupe en moyenne deux heures à deux heures et demie quotidiennement et trois à quatre heures les jours de congé (1). Pour séduire cette jeune classe, les trois chaînes nationales rivalisent d'imagination. Dernière trouvaille : ouvrir l'antenne le matin. FR 3 a pris les devants le 27 janvier en proposant le dimanche, de 9 heures à 10 heures, « Debout les enfants (une aubaine pour les parents qui peuvent enfin faire la grasse matinée tranquilles !).
Aujourd'hui, Antenne 2 en fait autant : la célèbre Dorothée-vedette des émissions enfantines (elle vient d'entrer au musée Grévin !) officiera de 10 heures à 12 heures chaque mercredi matin (2).


LA LOI DE LA CONCURRENCE
C'est que la concurrence est vive avec la diffusion de nombre d'émissions dans la même tranche horaire. Ainsi, le mercredi après-midi, « Récré A 2 », longtemps numéro un (l'indice d'écoute oscille toujours entre 17 et 20 %), est désormais talonnée de près par Vitamine, de TF1 ; et même rejointe.
Pour faire face, FR 3 a fait appel à des valeurs sûres : Mickey, Zorro et Donald Duck. Le Disney Channel proposé chaque samedi soir, de 20 heures à 22 heures, fait
un malheur (19% d’écoute ; « Champs-Elysées », à la même heure sur A 2, tourne autour de 20-22 %). Ce recours à la production américaine a d'ailleurs valu quelques sarcasmes à Serge Moati, directeur général de FR 3. Il est vrai qu'en d'autres temps il s'était fait l'ardent défenseur de la création originale et nationale contre l'invasion des produits étrangers... Mais chacun sait que le dessin animé, plébiscité - encore et toujours - par les jeunes téléspectateurs, est un succès garanti. La politique des chaînes est conditionnée par la concurrence, reconnaît Jacques Mousseau, responsable de l'unité jeunesse » à TF 1. Celle-ci nous conduit tous à privilégier davantage le côté distractif. De fait, les enfants ne doivent pas avoir le sentiment de se retrouver dans une salle de classe. Nous nous efforçons donc de les distraire le plus intelligemment possible, par des émissions vives, modernes et de bon goût. En ce sens, la concurrence est stimulante. Stimulante peut-être mais souvent excessive. C'est en tout cas l'avis formulé dans un rapport daté de 1982 et destiné à Mme Georgina Dufoix, qui prône au contraire une harmonisation des programmes entre les différentes sociétés, de manière à proposer à chaque tranche d'âge des émissions spécifiques, et relève que les tout-petits (dès l'âge de deux ans l'enfant est déjà un téléspectateur) sont souvent négligés.


LES COMPTINES DE MAMY NOVA
Certes, le jeune public est de- venu exigeant. Pas question de fourguer des séquences qui les font bâiller. D'ailleurs, parmi tous les programmes, les plus suivis sont sans conteste les spots publicitaires, si bien que, dans les maternelles, les nouvelles comptines ne s'inspirent plus que de maman Mousseline et mamy Nova. Courts, elliptiques, répétitifs, les spots retiennent l'attention, d'autant qu'ils sont généralement bien faits. A prix d'or... Et c'est là que le bât blesse. Car une émission de qualité pour enfants exige, outre du talent, plus de temps et de moyens (en particulier pour les décors) qu'une émission pour adultes. Longtemps, on a déploré la pénurie d'argent pour expliquer la misère de la production française. Celle-ci serait pourtant majoritaire à l’antenne : Nous avons réussi à renverser la vapeur », assure Jacqueline Joubert, responsable du service jeunesse à Antenne 2, qui annonce 60 % d'émissions françaises contre 40% d'étrangères. Idem à TF 1 où le rapport serait de 70 %-30% (la chaîne consacre 10 millions de francs à l'achat de séries hors Hexagone). Cas spécial : FR 3, où le budget création est quasiment réduit à zéro en raison de la décentralisation (les régions proposent douze programmes aux enfants le mercredi après-midi) et de l'option « dessins animés prise par Serge Moati (7,2 millions investis dans cette direction). Au grand regret d'Hélène Fatou qui, pendant dix ans, a produit de nombreuses émissions de qualité et qui, faute de mieux, rediffuse actuellement ses stocks, dont « Il était une fois l'homme » à partir d'avril.


AMÉRICAINS ET JAPONAIS
« Aujourd'hui, constate Jacques Mousseau, nous avons les moyens de faire des émissions de qualité destinées aux jeunes Français ; la pénurie concerne plutôt la production lourde, exportable, les feuilletons, par exemple, mettant des jeunes en scène. Là, nous avons effectivement du retard par rapport aux Anglais ou aux Allemands. »
De fait, on élimine ce qui coûte cher : la fiction et le dessin animé. Sur 350 heures annuelles environ de dessins animés diffusés sur les trois chaînes, 5% seulement sont d'origine française (rapport pré- cité). D'où la course aux meilleures séries étrangères, les Américains et les Japonais étant à cet égard les plus gros fournisseurs (3). Antenne 2, cependant (qui estime son budget jeunesse à 7 ou 8 % du budget programmes, moyens techniques compris), a sur ce chapitre une avance sur ses deux concurrents, qui s'est lancée avec l'aide du ministère de la culture dans la production de grandes séries de dessins animés, « Clémentine» (diffusion en octobre) et les Mondes engloutis » (diffusion en septembre) – dont de nombreux pays étrangers se sont portés acquéreurs (dix-sept pays sont preneurs des « Mondes engloutis »).
Informer, éduquer sans être ennuyeux est, certes, le défi que tentent de relever, avec plus ou moins de bonheur, les trois chaînes, chacune revendiquant une image de marque: exigeante », dit-on chez Hélène Fatou; populaire de qualité », assure-t-on du côté de TF 1; « de qualité avec en plus un petit côté show », estime-t-on à Antenne 2.
La télé apprend-elle pour autant quelque chose? Jean Piveteau, auteur de « l'Extase de la télévision (INSEP Editions), est des plus sceptiques : Elle donne une teinture de tout. Elle fonctionne sur l'émotion. Elle n'apprend rien au sens où l'on entend par apprendre, maîtriser les faits. En plus, elle accentue les différences sociales.


« LA FAUTE DES PARENTS »
Tous les responsables d'émissions, en tout cas, font front lorsqu'on évoque les critiques les plus fréquentes adressées au petit écran comme l'encouragement à la passivité : et Jacques Mousseau de citer les 25 000 lettres reçues après « Croque-vacances » (trois semaines seulement de diffusion) pour demander des fiches de bricolage. Et Jacqueline Joubert de signaler le souci pédagogique des émissions Latulu et lireli consacrées aux livres ou Sido et Rémi à la musique, les 40 000 poèmes suscités par le concours de poésie, ou encore les vingt projets de dessins animés parvenus à Antenne 2 dans le cadre du concours Anima'A 2 dont treize ont été retenus, montés et diffusés (parmi lesquels un projet d'enfants du village d'Asasp, dans le Sud-Ouest, sur Henri IV) (4). Une opération qui sera renouvelée en septembre.
Quant à la télévisionite aiguë dont serait victime ce jeune public (1 000 heures par an pour le petit écran contre 800 à l'école dans le secondaire), Hélène Fatou refuse d'endosser cette responsabilité. « Si les enfants regardent trop la télévision, c'est la faute des parents. Mon rôle est de proposer les meilleures émissions possibles. A chacun son boulot. » Et quand on sait, en plus, que seuls 2,2% des parents jettent un coup d'œil sur les émissions destinées à leur progéniture, évidemment...
MICHELE DURCY


(1) Contrairement à l'idée répandue, ce sont les enfants de mère au foyer (et non de mère au travail) qui sont les plus assidus.
(2) Déjà le dessin animé programmé dans Télématin serait très apprécié des familles. Il aurait la vertu de faire sortir les enfants plus rapidement de leur lit afin de ne pas le manquer.
(3) A titre d'exemple, sur les 198 heures de dessins animés prévus sur Antenne 2 en 1985, 143 viennent de l'étranger, dont 60 du Japon, 51 des Etats-Unis et 32 des autres pays.
(4) Notre édition du jeudi 21 mars.

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